2 mars 2023, 20:39

ENSLAVED

Interview Grutle Kjellson


Pour son seizième album intitulé « Heimdal », le groupe norvégien de black progressif ENSLAVED a fait preuve d’une inspiration directement tirée du mystérieux personnage incarné dans son titre. D’une richesse extraordinaire, autant musicalement que stylistiquement, les sept titres traduisent l’intelligence et la créativité d’un groupe qui ne se donne aucune limite. Kjetil Grutle, mieux connu sous le nom de Grutle Kjellson, chanteur et leader d’ENSLAVED, nous livre une analyse aussi intéressante que profonde du contexte de « Heimdal » qui devrait ravir les fans...
 

Salut Kjetil, contente de pouvoir échanger avec toi de nouveau à propos de votre génial « Heimdal ». Seize albums en 30 ans de carrière, on peut dire qu’ENSLAVED est un groupe assez productif !
Eh oui, ça fait à peu près un album tous les deux ans ! Il semble qu’on ait pris notre rythme de croisière. Je suis très fier de ce nouvel album, qui est très fort et tout le monde en est très satisfait. On a hâte qu’il sorte !

Est-ce que le processus d’écriture se trouve simplifié grâce à ce fameux "rythme de croisière" dont tu parles ? Est-ce qu’écrire un album aujourd’hui est plus simple qu’à vos débuts ?
Paradoxalement, cette fois, cela a plus relevé du défi car le contenu de l’album est plus complexe, il comporte de nombreux niveaux de composition et donc d’écoute et de lecture aussi. J’ai passé beaucoup de temps à écouter les démos instrumentales que l’on a enregistrées pour comprendre ce que je devais y ajouter vocalement. Mais dès qu’on a réussi à assembler tous les éléments, tout nous a semblé fantastique. Pour moi, « Heimdal » est probablement l’album le plus appréciable de tous ceux que l’on a sortis. Il est plus introverti et il est peut-être le résultat de la pandémie finalement car on a eu plus de temps pour absorber les choses. D’habitude, on enregistre les albums entre deux tournées ou entre des concerts. Mais cette fois, nous n’en avons presque plus faits. Cela nous a donc laissé du temps pour creuser au plus profond de nous. En cela, on peut dire que le processus d’écriture a été plus difficile cette fois mais il nous a permis de sortir de notre zone de confort et c’est très bien.

C’est un album profond comme tu le dis mais aussi très ésotérique. Est-ce un moyen de s’élever, de regarder de "l’autre côté du miroir", comme le suggère le premier titre de l’album ?
Oui, c’est le concept. Les paroles des chansons sont également comme un miroir de la musique. Ecrire un album à propos d’un personnage aussi mystérieux que Heimdal est un réel challenge : tu ne peux pas juste écrire un disque standard de rock classique qui s’appelle « Heimdal » ! Il mérite bien plus que ça ! Donc forcément, l’ensemble finit par être un peu ésotérique.

Il semble que le titre "Heimdal" est un des tous premiers que vous ayez écrits. Etes-vous passionnés ou intrigués par la figure de Heimdal depuis toujours ? Est-ce qu’il vous suit, vous influence ?
Oui, en effet, il a été enregistré pour la première fois au printemps 1992, il y a 21 ans. Le personnage de Heimdal a toujours été là, tapi dans l’ombre d’ENSLAVED. Il a toujours été très inspirant. Mais son existence et son origine ne sont pas très claires, on ne sait pas grand-chose sur lui. On a donc fait beaucoup de recherches, on a discuté avec des spécialistes et des érudits. Ce qui est sûr, c’est qu’Heimdal est antérieur à la mythologie nordique elle-même. Il y a plusieurs versions du personnage qui datent de l’Age de Bronze, donc il était déjà probablement vénéré des milliers d’années auparavant, bien avant le culte d’Odin. Il y a aussi des pierres gravées présentant des versions très anciennes d’Heimdal, qui ont 3 000 ans. Il était donc présent bien avant l’Age de Bronze mais il n’y a pas de sources écrites bien sûr, alors cela participe au mythe également. On doit faire confiance aux vestiges et à l’archéologie. C’est très intéressant. Tout notre travail pour l’album a été d’interpréter et essayer de comprendre Heimdal. C’était très inspirant pour écrire les paroles et la musique. Ce fut un voyage fantastique, vraiment.


Parlons un peu de la musique justement. Les sept titres présents sur l'album sont dans la veine de « Utgard » mais les mélodies et les parties plus progressives semblent prendre de plus en plus de place dans votre façon de construire les chansons, comme pour "Forest Dweller" par exemple, qui est très atmosphérique. Est-ce que cela participe a rendre l’album plus sacré encore ?
Cette chanson est l'une de nos plus dynamiques et comporte de nombreux passages différents qui s’associent bien entre eux. L’intro à la LED ZEPPELIN, les passages furieux, très metal, le retour à du style Bowie... Elle est d’humeur très changeante. C’est une chanson qui vous emporte. Cela vient aussi du fait que Heimdal est un personnage aux multiples visages. Il peut être à un moment ton professeur et peu de temps après le plus gros connard du monde ! Mais il te fait apprendre des actions qu’il te fait subir. Il te pousse à grandir, dans cette vie, mais peut-être après le Ragnarök aussi. C’est une chanson très ésotérique aussi. Une de mes préférées de l’album.

Tout fait sens : les paroles, la musique mais aussi la structure de l’album. Il semble que toutes les chansons soient liées les unes aux autres, qu’une réelle unité ait été voulue...
Oui, on ne place jamais les titres au hasard sur un album. On passe beaucoup de temps à ordonner les chansons, c’est beaucoup de travail. Ce n’est absolument pas une playlist aléatoire ! Si j’entends une bonne chanson, il faut que j’écoute l’album en entier, je suis un peu vieux-jeu concernant la musique. Je ne suis pas fan des playlists. Peut-être en voiture mais quand j’écoute vraiment de la musique, j’ai besoin de m’ouvrir une canette de bière, de me poser, de mettre l’album sur la platine et de lire les paroles en même temps, regarder les remerciements, voir où l’album a été enregistré, détailler toute la pochette. Donc, j’ai tendance à penser que tout à son importance. Ecouter un album est comme lire un livre donc j’ai besoin que nos auditeurs vivent cette expérience eux aussi lorsqu’ils écoutent un album d’ENSLAVED. On a été élevés comme ça, nous pensons que la musique ne peut pas être consommée. C’est de l’Art, donc elle est supposée t’absorber pleinement.

Ce qui rend l’expérience encore plus palpitante et prenante, c’est la corne soufflée au début de la chanson "Behind The Mirror". Elle donne vraiment l’impression de partir en expédition, le long des rivages embrumés de Norvège, comme un appel vers le lointain... C’est l’impression que tu voulais donner avec cette chanson ?
Oui, c’est la façon parfaite de commencer un album sur Heimdal car dans la mythologie nordique, il est celui qui souffle dans la corne pour prévenir des dangers imminents ou pour entrer en guerre. Cette corne que tu entends au début de l’album est celle d’Eilif Gundersen de WARDRUNA et elle est une exacte réplique d’une corne de l’Age de Bronze retrouvée au Danemark, donc une réplique d’un instrument vieux de 3 000 ans. Elle a un son massif et je pense qu’elle te ramène vraiment il a des milliers d’années en arrière. C’est fantastique. C’est comme un voyage, dans le temps et dans l’espace.

La dernière chanson de l’album, "Heimdal" justement, semble véhiculer un message, elle se présente un peu comme une incantation. De quoi traite-t-elle ? De la personnalité de Heimdal ?
En fait, il s’agit d’un fragment d’un enchantement qui s’appelle "Heimdal Spell". Il comporte deux phrases en vieux norrois mais on n’a pas retrouvé le reste du sortilège. C’est juste un début mais on pourrait le traduire ainsi : « Je suis le fils des Neuf Mères/ Neuf Sœurs m’ont porté ici ». C’est du vieux norrois, donc assez difficile à comprendre, même pour un Norvégien.

Heimdal est le lien entre différents mondes mais il semble être aussi le lien entre différentes générations, comme si le monde ancien côtoyait le monde moderne dans lequel nous nous trouvons. Est-ce votre volonté de faire cohabiter tous ces univers ?
De toute façon, cela fait partie d’un tout. Si tu prends l’Hávamál par exemple, il ne s’agit pas de règles mais de conseils venant a priori d’Odin. Si tu prends ces conseils, ils font bien plus sens que les règles des religions du livre. Elles s’appliquent dans notre monde moderne, pour cohabiter entre êtres humains, qui sont différents les uns des autres. Il y a une grande sagesse derrière ces mots et ces phrases et pourtant, elles ont été données aux alentours de l'an 900 de notre ère, il y plus de 1 000 ans ! Il est fascinant de voir que ces paroles sont toujours d’actualité et qu’elles prennent de plus en plus de sens au quotidien. Regarde autour de toi : les gens ne sont plus capables d’interagir, c’est effrayant de voir qu’il y a 1 000 ans, les gens communiquaient mieux. Il y avait déjà à l’époque une gigantesque mosaïque de cultures différentes et tout le monde cohabitait. Est-ce le cas aujourd’hui ? Plus du tout !

ENSLAVED est très universel. Vous êtes bien sûr scandinaves mais ce que vous dites, ce que vous véhiculez est bien plus global, tout le monde peut se sentir touché par votre musique et vos paroles. Tu penses que le groupe devient de plus en plus fédérateur, de part sa musique peut-être mais aussi parce que les gens du monde entier ont tendance à revenir à leurs origines, à une essence quelque peu laissée de côté ?
Connaître ses propres racines est essentiel. Si tu ne connais pas tes origines, tu ne peux pas interagir sainement avec les autres. Cela te donne la capacité de respecter les autres cultures. Il y a 1 000 ans, il n’y avait pas de nationalisme, cela n’existait pas. Les gens interagissaient avec tous les autres. Ils étaient bien plus mondialistes que nous ! Il y a aujourd’hui bien plus d’hostilité. Les gens devraient lire plus d’histoire, c’est pour ça que nous parlons d’histoire. On apprend de l’histoire, c’est important.

Doit-on considérer ENSLAVED comme des guerriers ou comme des scaldes, ces poètes scandinaves ?
Eh bien, je pense qu’on a besoin d’être aussi bien guerrier que poète. Ce sont les deux faces d’une même médaille. Il n’y a pas d’incompatibilité entre être un scalde et être un guerrier.

Vous êtes des guerriers poètes !
Oui, tiens ! Bonne idée !

Ce sera le sous-titre de votre prochain album !
Pourquoi pas ? Sérieusement, tu sais que même pendant les guerres, il y avait des poètes. Les guerriers combattaient pour leur nation et écrivaient des poèmes en même temps. Tu peux vraiment être les deux.

J’aimerais que tu nous parles de cette fabuleuse photo qui figure sur la pochette de l’album, avec ce paysage mystique qui se reflète dans l’eau, comme si deux mondes se rencontraient... On a cette sensation d’infini, comme votre musique qui ne souffre d’aucune limite. Où a-t-elle été prise ?
C’est ma petite amie qui a pris la photo, il y a de nombreuses années alors qu’elle travaillait sur un ferry. L’endroit où elle a été prise n’a pas vraiment d’importance car il s’agit d’un phénomène qui peut avoir lieu partout sur les côtes norvégiennes. C’est l’atmosphère qui y est décrite qui est importante. Car elle aura été prise en plein jour, elle n’aurait pas du tout eu le même impact. Elle montre que l’œil humain n’est parfois pas très fiable, on ne voit pas tout et l’invisible a autant d’importance que le visible. Il faut apprendre à voir au-delà du visible. C’est un des symboles de la pochette. Mais il y a bien plus de détails à saisir. Pour cela, il faut avoir la pochette entre les mains.

Quels sont vos projets pour 2023 ?
Eh bien il y a la tournée nord-américaine qui se profile, des festivals bien sûr. On n’a pas vraiment tourné depuis 2019 alors on a vraiment hâte de retourner sur scène. Mais bon, on ne sait peut-être plus interagir avec le public !! C’est un peu comme une redécouverte, ça met un peu de piquant, comme à nos débuts !

Je te laisse terminer par quelques mots pour nos lecteurs, en espérant vous voir bientôt en France...
Soutenez les groupes, venez aux concerts, soutenez les magasins de disques. Si vous voulez de la musique, allez dans des magasins et achetez des albums, c’est le plus important. Soutenez le rock et la scène live et surtout prenez soin de vous. A très bientôt !
 

Blogger : Aude Paquot
Au sujet de l'auteur
Aude Paquot
Aude Paquot est une fervente adepte du metal depuis le début des années 90, lorsqu'elle était encore... très jeune. Tout a commencé avec BON JOVI, SKID ROW, PEARL JAM ou encore DEF LEPPARD, groupes largement plébiscités par ses amis de l'époque. La découverte s'est rapidement faite passion et ses goûts se sont diversifiés grâce à la presse écrite et déjà HARD FORCE, magazine auquel elle s'abonne afin de ne manquer aucune nouvelle fraîche. SLAYER, METALLICA, GUNS 'N' ROSES, SEPULTURA deviendront alors sa bande son quotidienne, à demeure dans le walkman et imprimés sur le sac d'école. Les concerts s'enchaînent puis les festivals, ses goûts évoluent et c'est sur le metal plus extrême, que se porte son dévolu vers les années 2000 pendant lesquelles elle décide de publier son propre fanzine devenu ensuite The Summoning Webzine. Intégrée à l'équipe d'HARD FORCE en 2017, elle continue donc de soutenir avec plaisir, force et fierté la scène metal en tout genre.
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